Lettre N°25 du Pr Henri Joyeux – Le 9 septembre 2014

Il ne s’agit pas de comptabiliser, il faut prévenir !

La disparition inattendue de Robin Williams a ému la planète entière.

Elle éclaire brutalement ce fléau social qu’est le suicide. Évidemment, on s’incline face à une telle souffrance qui fait perdre le sens et la joie de vivre que l’acteur incarnait si bien. L’alcool fut trop longtemps son compagnon. Lucide, il vit que la cocaïne est une drogue d’égoïste. Il avait déclaré : « La cocaïne est une manière pour Dieu de vous faire comprendre que vous gagnez trop d’argent. »

Le suicide, qui n’y a jamais pensé ? Les clés pour parler, comprendre, prévenir

C’est le titre du livre que nous avons publié en 2008 [1] avec un psychanalyste de la famille, Philippe Vaur, et un psychosociologue, Jean Epstein. Comme l’écrit dans sa préface notre collègue et ami le Dr Xavier Pommereau : « Un livre qui ose s’attaquer à un tabou tenace ». En effet, nous avons voulu aborder le sujet de face et pour tous les âges.

L’“épidémie” de suicides, du fait de leur nombre, est d’une extrême gravité. Ce sujet devrait, dès que possible, être une grande cause nationale en France et même en Europe. Il est bien plus important que l’engagement associatif (cause nationale 2014 en France) à un moment où l’État est économiquement en faillite et ne peut plus soutenir les associations qui en ont vraiment besoin.

Le site gouvernemental affirme :

« Chaque année, près de 10 500 personnes meurent par suicide, ce qui représente près de trois fois plus que les décès par accidents de la circulation. Environ 220 000 tentatives de suicide sont prises en charge par les urgences hospitalières. Il est la première cause de mortalité des 25-34 ans (20 % du total des décès dans cette tranche d’âge) et la deuxième cause (après les accidents de la circulation) chez les 15-24 ans (16,3 % du total des décès). »

Il n’est pas question de se satisfaire de la légère baisse du nombre de suicides en France au cours des 20 dernières années (passant de 11 403 en 1990 à 10 524 en 2011), car malheureusement l’état actuel de notre société, à tous les niveaux, est en train d’inverser la courbe.

Aujourd’hui toutes les familles sont fragilisées

Personne n’est à l’abri d’une catastrophe, car c’est ainsi qu’il faut qualifier le “suicide”. Évidemment, il fait partie de notre humanité, de nos choix de vie ou non-vie. Mais c’est une liberté de choix bien relative qui peut mener quelqu’un à tourner le dos à la vie…

Le titre de notre livre n’est pas destiné à banaliser l’acte du suicide. Il veut le prévenir en cherchant à sortir du silence et des tabous la “pensée du suicide” qui peut affecter tout un chacun à un moment ou un autre de son existence. C’est donc bien un outil de prévention, qui différencie nettement la pensée de l’acte lui-même.

Prévenir, ce n’est pas y penser au dernier moment

En ce début de siècle et de millénaire, prévenir n’est pas seulement une mode, c’est une nécessité sociale que tout le monde attend dans de nombreux domaines de la santé : du cancer au sida, des accidents de la route aux accidents domestiques, et même les maladies psychologiques les plus graves, dont le suicide qui fait peur à tous.

Évidemment, on doit distinguer “suicidés” et “suicidants”, ceux qui malheureusement finissent leur vie trop tôt de ceux qui ne réussissent pas et risquent la récidive. À tous nous voulons dire que la mort est évitable, que la vie vaut plus que la mort que l’on se donne, que l’on n’est jamais seul, que l’on peut toujours repartir du bon pied… Mais le dire, ce n’est que des mots, des mots… pour des maux, et qui ne suffisent certainement pas.

Trois grands messages pour tous

1- Le suicide n’est pas une fatalité : tout le monde y pense un jour ou l’autre, donc « le jour où j’y pense, je ne dois pas trop m’inquiéter, cela est arrivé ou arrivera à mon conjoint, à mon voisin, à mon frère ou ma sœur, à mon grand père… ». Il faut absolument en parler, se confier… On peut même en rire. Un ami me disait « j’ai l’impression que le jour où j’ai surmonté ma déprime suicidaire, je suis passé à l’âge “adulte” ».

2- La foule des rescapés : 220 000 personnes tentent chaque année de mettre fin à leurs jours et risquent donc la récidive. Trois jours de réanimation ne règlent que l’urgence. Il faut voir au-delà, avec délicatesse faire dire ce qui ne va pas, pourquoi arrêter la vie alors qu’il y a encore des années et des années devant soi, comprendre le pourquoi d’une telle orientation et essayer de réduire la douleur en en parlant parfois longuement, coupé de silences… Se voir et se revoir. Donner de l’attention, aider concrètement, faire comprendre à celui qui va si mal qu’il compte pour nous, pour ses proches et pour ses éloignés… de l’amour simple mais vrai. “Passer du temps avec”, c’est de l’amour, plus précieux que toutes les pierres précieuses. Il faut rejoindre le cœur souffrant de celui qui peut avoir arrêté sa décision afin de la réduire jusqu’à extirper l’écharde qui le taraude presque inconsciemment.

On essaiera très doucement, sans brusquer, de proposer des solutions pour agir, en plus du repos, du sommeil, du psychiatre qui peut être absolument nécessaire, car il peut prévenir la récidive, laquelle peut resurgir dans un autre moment de fragilité.

L’aidant lui-même ne doit pas avoir peur de se confier. Pour cela nous devons connaître et reconnaître humblement nos fragilités. Même celui qui paraît le plus dur, le plus fort, et qui l’affirme sans cesse, n’est pas à l’abri d’une déprime aussi lourde que la force qui l’anime.

3- Il est aussi nécessaire, en plus de l’accompagnement des personnes concernées, de ne pas oublier les proches, le conjoint, les frères et sœurs, parents et grands-parents, toute la famille jusqu’à l’entourage professionnel. Il est capital de leur apprendre à détecter les petits signes, les mots ou les silences, les enfermements, les lourds silences comme les joies outrancières, les rires excessifs ou sarcastiques, les troubles du sommeil où le cerveau peut être harcelé par l’idée fixe que la seule solution est d’arrêter la vie… Rien n’est banal. Tout est important.

Il faut faire attention aux épidémies : les suicides qui se succèdent comme nous avons pu le voir encore récemment, après des “suicides assistés” ou des décisions euthanasiques de personnes âgées. Enfants ou petits-enfants ont suivi, dans le désespoir du manque de la personne aimée trop brusquement disparue. Ces réalités sont vécues dans des familles proches de nos frontières et certains cherchent à nous les imposer en France sous prétexte de progrès social.

Avec le suicide, il y a souvent “double meurtre”. Car s’il y a meurtre du suicidé, il y a souvent un ou plusieurs meurtres qui se succèdent, qu’ils soient ou non dans l’intention de celui qui a mis fin à ses jours. Évidemment, par meurtre nous entendons casser, détruire la vie de celui ou ceux qui restent dans la culpabilité : « Si j’avais su, j’aurais dû faire ou dire ceci ou cela… »

Sortir du silence ou de l’approbation irresponsable, aborder le sujet de face dans les établissements scolaires

De nombreuses familles sont donc touchées par le suicide d’un des leurs. Dans les écoles, les jeunes posent des questions très pertinentes sur ce sujet dramatique. Le suicide est malheureusement de plus en plus fréquent chez les adultes de 30 à 59 ans et chez 28 % des plus de 65 ans, mais aussi très fréquent dans la pensée des adolescents et cela de plus en plus tôt. Pourquoi les régions de l’ouest et du nord de la France sont-elles très nettement au-dessus de la moyenne nationale ?

Nous voulons apporter des réponses à tous ceux qui ne savent plus quoi penser. Souvent des adultes nous posent la question : les suicides des jeunes aujourd’hui sont-ils plus fréquents ? Et les jeunes : pourquoi tant de suicides chez des adultes qui ont en apparence tout pour être heureux ?

J’ai vu dans des écoles des enfants qui pensent arrêter leur vie parce qu’ils se considèrent responsables des disputes et séparations dramatiques de leurs parents. Certains m’ont écrit et nous avons pu dialoguer. D’autres non pas eu le temps…

Souvent, les relations affectives de plus en plus précoces se nouent en milieu scolaire, trop vite engagées physiquement, stimulées par les médias et “bénies” par les adultes, font que les ruptures inéluctables qui s’ensuivent perturbent le sommeil, les résultats scolaires et peuvent créer le chaos dans la tête et l’agressivité contre soi–même. On le voit avec les jeunes filles anorexiques ou qui se scarifient, et de plus en plus de garçons très sensibles.

À l’aube du troisième millénaire, la pulsion de mort est à la mode

Il s’agit bien d’une pulsion, non d’un instinct, inspirée du nihilisme ambiant qui a fait suite à celui des philosophes du soupçon. Mais elle ne conduit pas toujours à la mort brutale. Comme le dit très bien le philosophe suisse Michel Thévoz : « La pulsion de mort ne conduit pas nécessairement ni directement à l’autodestruction, au meurtre de soi-même, elle peut emprunter des détours imprévus et connaître des états réversibles, admettre qu’on prenne congé de la vie temporairement seulement, dans le sommeil, dans le jeu, dans le rêve, dans l’orgasme. » Ce sont ces fuites successives qui peuvent conduire à la grande fuite ou fuite définitive dans un moment pulsionnel, souvent non choisi, tel que les alcoolismes des “binge drinking” ou “biture express”, “chaos éthylique” ou “alcool défonce”. Qui parfois finissent très mal.

Voilà tout ce que nous voulons expliquer sans tabou et sans faire la morale. Car il ne s’agit pas seulement d’une crise morale, mais d’une crise philosophique existentielle de toute la société dite « adulte ». Une crise du sens ou du non-sens, ce qui revient au même. Ce peut être aussi une maladie de l’intelligence qui est grave parce qu’elle casse l’antique bon sens, le bon sens paysan qui est écologiquement présent, “anthropo-logiquement” ancré au plus profond de chacun.

Nietzsche est mort à l’aube du XXe siècle, Sartre à la fin. Leur philosophie du Surhomme et du Néant, celle de leurs disciples qui n’ont pas assez étudié la vie de leurs maîtres pour les mieux comprendre a infiltré comme un poison toute la société contemporaine, insuffisamment formée pour repérer les erreurs.

Le bilan est catastrophique si on le compare à celui des siècles précédents. Faudrait-il de nouvelles guerres en Europe pour qu’on se suicide moins, comme l’ont vérifié les sociologues ? Car alors la vie prend tout son sens !

Notre niveau matériel a atteint des sommets

Nous appartenons au club des plus favorisés de la Terre, et pourtant ! Ce ne sont pas les plus pauvres qui se suicident le plus ! Il suffit d’observer les suicides des stars, qui vivent des misères affectives lourdes malgré des comptes en banque et des lieux de vie somptueux.

La mort de notre société par le suicide de l’humanité tout entière est envisagée sérieusement par certains écologistes, qui ne sont pas à un contresens près. Ils mettent les animaux et les arbres au sommet de l’échelle du vivant.

Même chose au niveau politique. Nous en avons eu l’illustration avec les deux régimes totalitaires du siècle dernier. L’autodestruction a été évitée de peu. Le Mouvement pour l’extinction volontaire de l’humanité (VHEMT, The Volontary Human Extinction Movement) a tout imaginé : virus, famines, bombes atomiques, pollutions chimiques… pour convaincre 6 milliards d’êtres humains d’arrêter de procréer.

Les jeunes se suicident parce que les adultes vont mal et ne les comprennent pas. Où qu’il soit, le jeune est aujourd’hui plus fragile qu’autrefois : il vit trop dans le virtuel, fuyant sans doute un réel peu attractif ou familialement et affectivement instable. Il se réfugie dans le virtuel parce qu’il n’est pas assez au contact de la nature, du réel. Le virtuel peut faire rêver, mais aussi perturber l’être jusqu’en ses profondeurs.

La mort de tout espoir conduit au désespoir, dernier acte de vie. Enfants, adolescents, adultes en pleine force de l’âge, vieillards, tous y pensent un jour ou l’autre.

La Journée mondiale du suicide est fixée au 10 septembre. Chaque année, en France, au cours de la première semaine de février, on compte les morts de l’année écoulée. Cela permet de penser à eux, mais c’est trop tard. Toujours plus nombreux. Notre planète entière est touchée par ce virus mortel qui règne sur certains sites Internet et sur des blogs de jeunes en quête d’émotions fortes.

C’est pourquoi je pense indispensable et urgent d’affronter ce problème sans langue de bois, sans éluder tout ce qui mène au suicide. Si nous ne comprenons pas les mécanismes psychologiques, anthropologiques qui conduisent au suicide, nous ne pouvons pas prétendre construire une quelconque prévention.

Ce n’est pas nouveau, notre société pousse les êtres dont elle ne peut faire son profit au désespoir, qui selon l’expression d’Antonin Arthaud « serre et broie le cœur d’un homme comme une tenaille, jusqu’à ce qu’il soit fou et qu’il se jette dans la mort comme dans les bras d’une mère. »

Aussi nous avons accepté de poursuivre le dialogue avec ceux qui le souhaitent sur notre site Internet, par un blog dédié à la prévention du suicide (www.professeur-joyeux.com). Comme le disait Giono, « Seule nous intéresse la chasse au bonheur ! », et comme le soulignent des analystes de la littérature où règne la mort donnée : « On se tue par besoin d’être aimé ! »

C’est là un sujet éminemment familial. Rappelons qu’en juillet 2007, le gouvernement du Japon inscrivait la prévention du suicide comme grande cause nationale. L’épidémie suicidaire est le reflet des nombreux malaises de notre société, où la solidarité et la générosité sont orientées à des milliers de kilomètres tandis que le voisin souffre d’être ignoré. Ils traduisent un flot de souffrances psychosociales et familiales qui, depuis trois ou quatre décennies, tend à nous submerger.

La prévention du suicide exige une campagne nationale permanente, et pas uniquement d’y songer un jour ou une semaine par an.

Les questionnaires du bien-être dans les entreprises seront utiles, mais ne suffiront pas à enrayer la vague. Il faut que soient explicitées les erreurs sociétales qui peuvent conduire à ces drames individuels et familiaux : la marchandisation de l’individu ; le stress au travail ou l’angoisse d’être déclassé et de perdre son emploi ; l’insécurité personnelle dans un monde de compétition ; la peur et la méfiance dans les relations humaines ; l’usage des drogues dites douces qui ne sont pas douces mais dopées génétiquement pour favoriser et accélérer les addictions ; l’entretien du pessimisme, avec son corollaire le sentiment de tristesse, la perte de confiance en soi et la solitude insupportable.

De nouveaux repères pour une société plus humaine et plus juste

Je souhaite travailler avec tous ceux qui ont conscience de ce fléau et faire des propositions concrètes afin de l’enrayer :

  • Une véritable politique de civilisation telle que préconisée par Edgar Morin, où la solidarité et la complémentarité priment sur la compétition.
  • La poursuite de la formation continue pour tous les jeunes afin de s’adapter aux besoins économiques du monde du travail.
  • L’apprentissage de la réflexion sur le sens de la vie et du travail par un enseignement spécifique dès le collège, en expliquant l’importance du temps des fondations scolaires (12 ans d’acquisition minimum des savoirs) pour un avenir plus radieux .
  • La reconnaissance des fragilités humaines et des sources du désespoir qui conduisent, à tout âge : à penser au suicide un jour ou l’autre, à savoir déceler le “rien” qui peut conduire à l’acte, à consulter un spécialiste de la prévention : psychologue ou psychiatre qui prescrira le médicament qui apaise, aide à se reposer, mieux dormir quand le mal-être persiste.
  • La réhabilitation de la famille, source et lieu de dialogue et de compréhension malgré toutes les tensions naturelles, familiales et sociales, qui retentissent sur la vie de chacun. Ce sont des gestes citoyens appris en famille qui sauvent des vies.
  • La mise en place d’un statut parental, par des personnes d’expérience et pas nécessairement surdiplômées, dans lequel serait proposée à ceux qui le souhaitent une formation à la parentalité.
  • Une laïcité intelligente, ouverte plutôt qu’agressive et antireligieuse. Il faut reconnaître les grands textes appris par cœur qui forment la mémoire et l’intelligence. Chaque religion a des textes splendides, trésors d’humanité, patrimoine virtuel d’une extrême importance que l’on devrait proposer aux enfants pour qu’ils les mémorisent à vie afin qu’ils comprennent la diversité des cultures et des approches de l’homme à la recherche du bonheur.

Avec le pasteur Henri Bauer [2], nous sommes partis en quête du premier thérapeute pour notre humanité et nous avons pu démontrer qu’il était même le premier des ministres de la Justice et de la Famille. C’est, gravé au burin sur la pierre qu’il a taillée il y a trente-quatre siècles, le Code d’humanité en dix paroles, trois pour les croyants et sept pour les incroyants. Il est plus que jamais d’actualité.

Nous ne sommes pas seuls sur notre planète. Nous connaissons tous la chanson d’Yves Duteil « Prendre un enfant par la main… » Face au suicide, nous sommes tous des enfants qui pleurent.

Alors faisant écho à Emmanuel Kant – « Le grand cimetière de l’espèce humaine ne peut être la perspective de la “paix universelle” » –, Monsieur le Premier ministre, choisissez vite la prévention du suicide comme Grande cause nationale.

Diffusez largement cette lettre de prévention pour une France sans suicide [3].

Pr Henri Joyeux

Sources

[1] Le suicide qui n’y a jamais pensé ? Jean Epstein, Philippe Vaur et Henri Joyeux – Ed. FX de Guibert 2008

[2] Le Pasteur et le Chirurgien en quête du premier thérapeute. Henri Bauer et Henri Joyeux – Ed. Rocher 2014

[3] Suicide Écoute : association de prévention du suicide qui propose un numéro d’écoute national 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 afin d’apporter une aide.

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